Interview réalisée par Olivier Grenson.

[ndlr: 2 lettres seront postées tous les 2 jours]

Pour Yslaire, être un artiste, c’est écouter sa voix intérieure, se réinventer constamment au risque d’être incompris. Passer d’un médium à un autre jusqu’à « sculpter » la Joconde et redéfinir la spécificité de la bande dessinée. C’est expérimenter pour s’interroger sur la manière de raconter aujourd’hui, se positionner avec son temps et comprendre le présent.

Pour Yslaire chaque mot a son importance, chaque lettre a sa symbolique jusqu’au choix de sa signature. Voici

Yslaire de A à Z

A comme ÂME ou @nonymous

L’âme est une obsession chez moi. C’est revenu dans des tas de scénarios, souvent sous forme de dialogue. Ca doit être un substitut catholique. C’est l’idée de la suprématie de l’esprit sur le corps. Je pense qu’enfant, j’ai été traumatisé ou influencé par le catholicisme. L’âme est liée à la mort, mais je ne sais pas si elle est éternelle. Dans un tableau, ce qui compte, c’est l’âme et c’est le supplément d’âme qui fait l’art. C’est une définition très précise qui nous éloigne de la plastique pure puisque c’est quelque chose de spirituel.

B comme BERNARD ou BRUXELLES

Bruxelles est pour moi incontournable. Je suis né au cœur de Bruxelles, j’ai habité une dizaine de communes. J’y suis vraiment attaché. Depuis mes nombreux voyages, j’ai pris conscience de la richesse et de la modernité à travers la multi culturalité. C’est rare de voir des villes où l’on parle autant de langues différentes. Bruxelles a au moins cette double casquette, cette dualité et même si je ne parle pas le flamand, j’ai l’impression d’être plus flamand que francophone. J’aime Bruxelles pour son côté zinneke. L’art pour moi, c’est zinneke, bâtard. Et la BD c’est zinneke, c’est la littérature sans en être, c’est de l’illustration mais pas vraiment, c’est un truc entre les deux, l’alliance des contraires.

De la même manière, j’aime Bruxelles parce qu’il y a l’ange Saint Michel et le Manneken Pis. L’ange qui terrasse le dragon et le gamin qui fait pipi. J’aime Bruxelles pour ce K.O., pour cette contradiction, pour cette schizophrénie qui se retrouve dans tous les quartiers.

C comme Jean-Claude CARRIERE

Jean-Claude Carrière est une des meilleures choses qui me soit arrivé dans la vie. J’ai tout de suite accroché à Jean-Claude parce qu’il avait une vision Bouddhiste. A l’époque, j’étais très sensible au yin et au yang, au taoïsme, c’était l’époque où Harrison emmenait les Beatles chez Maharishi Mahesh Yogi pour pratiquer la méditation transcendantale. Ca a énormément influencé ma vie et je retrouvais tout ça dans ses livres. Plus tard, je lui ai proposé une collaboration pour le Louvre et je n’ai pas été déçu. Dès qu’on s’est rencontré, ça a tout de suite fonctionné. Il reste quelqu’un de très important pour moi, je suis très attaché à lui. Si un jour il disparaît, il restera une des personnes qui aura le plus compté dans ma vie.

D comme DESTIN ou DECOUPAGE

C’est amusant, parce que le découpage doit donner une impression de fatalité, c’est quelque chose que je recherche mais qui est un peu vain. Et pourtant je n’y échappe pas. Je continue à penser qu’il y a une bonne manière de raconter, adéquate à l’histoire que j’ai écrite. Il n’y a pas 50 formules pour trouver le bon découpage en adéquation avec le scénario. Tant que je n’ai pas trouvé cet angle d’attaque, je ne crois pas à mon histoire et je suis frustré. Le moment où ça devient limpide et qu’il me paraît bon, ça donne l’impression d’être une destinée. L’histoire se lit alors comme une fatalité. Du début à la fin, on ne peut plus rien enlever, c’est ce qui fait pour moi une bonne histoire. L’idéal de la forme qui rejoint le fond. Et la BD se résume au découpage des cases et l’espace entre les cases.

E comme EVA ou EGO

L’ego n’évoque pas grand-chose pour moi, je ne me pose pas cette question. Par contre Eva Sterne est un personnage tellement important. Je voulais faire quelque chose de biblique, l’art total dans cette épopée du XXe siècle. Quelque chose d’audacieux et expérimental, parler d’une genèse où de façon très bouddhiste, il n’y avait pas de commencement. Rapport à la genèse, Eve, et à la psychanalyse, comme transgression de la religion, qui inventait un autre Dieu : l’inconscient, présent partout, invisible, abstrait mais qui nous fait réagir. Eva devait logiquement être juive parce qu’au départ la psychanalyse est juive. Et Sterne qui veut dire étoile, comme une résonance à la recherche d’un ailleurs. L’idée propre au XXe siècle est de s’échapper de la terre dont la conquête spatiale est la quête. Ce sont tous ces liens qui finalement donnent du sens.

F comme FRIEDRICH

C’est le peintre romantique par excellence. C’est Alain Populaire qui me l’a fait découvrir. Si Carrière est un mentor à partir de 50 ans, Populaire vers mes 30 ans a fabriqué ma culture picturale. Il m’a fait découvrir un tas de choses en peinture et en musique. Friedrich en fait partir. Sambre est connue pour être une série romantique, mais pas dans le sens fleur bleue. Le romantisme est d’abord allemand, c’est une expression tragique de l’existence, c’est le rayon des pulsions, du ça, de l’inconscient. Friedrich ne dessine pas très bien, c’est un peu crispé, mais sa force, c’est la dimension spirituelle, une dimension morbide et mystique de la nature qui vient de la mort de ses proches. Sa mère et ses sœurs, puis son frère noyé en mer Baltique. On retrouve deux dimensions dans sa peinture, la nature et la mort.

G comme GENIE

Quand j’étais ado, j’ai dit à ma mère : « Maman, je crois que je suis un génie. » Elle m’a répondu qu’elle avait toujours pensé que tous ses fils étaient intelligents. J’étais blessé, frustré et pourtant sa réponse était très intelligente. Car du coup, je me sens très différent des autres garçons. Eux, ils sont un peu tous des génies pour leurs mamans. Et elles trouvent génial ce qu’ils font même si ce n’est pas forcément génial. Je n’ai jamais eu ça, je ne suis même pas sûr que ma mère ait lu mes albums. Des génies, j’en ai rencontrés, Gainsbourg, Moebius, son Major Fatal, c’est vraiment du génie et je n’oublie pas Jaco Van Dormael. Chez lui, il y a quelque chose qui dépasse l’entendement!

H comme HISLAIRE

Le H est une lettre maudite. D’abord parce qu’on ne la prononce pas. Hislaire peut donc s’écrire avec ou sans. Je ne veux pas me retrouver dans le dictionnaire entre Hergé et Hitler. J’ai tout fait pour me débarrasser du H et j’y suis arrivé.

I comme INTUITION

C’est la seule chose qui compte, c’est la seule chose qui reste. Avec les années, avec les modes, les belles théories s’envolent. Les intuitions nous aident à faire des choix, elles nous dirigent et nous permettent de faire la différence entre une promesse et un avenir.

J comme JE

Le je ? Je croyais que tu disais le jeu. Je ne joue pas. Mais c’est peut être ce qui me manque. Ceci dit, avec l’âge j’aime de plus en plus le jeu, la comédie humaine avec ses règles… Dans le dernier album, j’ai eu envie de créer un petit démon plutôt qu’un ange romantique blessé. Du coup, j’ai joué avec les codes et j’adore ce personnage, il est devenu mon personnage préféré, très humain.

Le petit démon s’appelle Judith Juin. Tiens tiens, deux J, il n’y a pas de hasard !

L comme LIGNE, ligne sombre en l’occurrence.

Ah oui. On est tous dans la BD en Belgique descendant d’Hergé, c’est comme une malédiction. Hergé a imposé la ligne. Cette ligne a quelque chose d’insupportable et c’était mon combat parce que mes crayonnés, c’est 10000 traits, un brouillard incroyable. Du coup, trouver le trait au moment de l’encrage était une souffrance terrible. Il fallait arriver à cette expression la plus neutre, tout raboter, un seul trait qui défini. C’est l’inverse de l’ego, l’inverse de l’émotion, l’inverse de l’âme. Mais appartenant à cette école, cette culture, j’ai fini par m’y faire et j’ai moins de peur de rater. Je sais que mon dessin c’est d’abord du trait et puis comme un sculpteur je dégrossis la masse pour arriver à des traits fins. Jijé travaillait par les taches d’abord et terminait par les traits fins. Moi, c’est l’inverse. Il m’arrive de travailler les décors avec les moindres détails et puis de tout noircir. Au moins j’ai l’impression que le noir est habité.

M comme MALEDICTION

De façon incroyable, l’enregistreur s’arrête. La conversation n’est pas enregistrée comme si la malédiction des Sambre était complice de l’interview. Avec le dessert, je coupe l’enregistreur et je le remets en route à la lettre N sans m’apercevoir que le M n’y est pas.

N comme NON

Court et bref. Le premier mot prononcé par un bébé. Preuve s’il en est que la race humaine est belle par nature. A qui ? A maman, Papa, qui à cet âge sont comme Dieu. A mon avis, l’homme est prométhéen par essence. Et c’est même ma définition de l’Art. Rébellion contre la vérité.

O comme OTHELLO

Vachement important, c’est la première pièce de Shakespeare que j’ai vu et qui m’a bouleversé. Le premier héros négatif sur le thème de la jalousie et tellement noir où l’amour est un amour souffrance. C’était fascinant même si je ne comprenais pas tout. C’était une réponse à toute mon enfance qui était catholique où je confondais les histoires horribles de la bible avec l’Histoire. Shakespeare a été pour moi l’introduction au romantisme. Shakespeare n’était pas romantique mais dans sa traduction en français, par le fils de Victor Hugo, il a reçu cette dimension romantique. Ca a été une réelle révélation avant Cyrano. Et sera déterminant sur mon travail dans la bande dessinée qui représentait un océan de pureté. La culture française a inventé une forme de mythologie à travers des grands auteurs dont fait partie Shakespeare. Il reste encore aujourd’hui ce qui nous construit, une structure sur notre vision de notre existence.

P comme PAPILLON ou POESIE

Je ne vois pas de poésie dans papillon. C’est un élément qui devient très important dans Sambre et qui était déjà présent dans le ciel au-dessus de Bruxelles. C’est l’histoire de l’éphémère mais qui en même temps représente une forme d’éternité par l’idée de la transformation, la chrysalide. C’est une très belle métaphore de l’amour car ils ne vivent que pour se reproduire. Il ne mange pas, il naît juste pour aimer, se reproduire et mourir. Ca colle parfaitement à Sambre et à la thématique du romantisme, mais aussi d’anges, d’ailes, d’esprits…

Q Comme QUÊTE ou QUESTION, remise en QUESTION…

Quête = question, c’est évident. La réponse est dans ta question Olivier.

Il y a deux types d’artistes, ceux qui cherchent et ceux qui trouvent, je fais partie de ceux qui cherchent. Jean-Marie Brouyère, scénariste avec qui j’ai travaillé au début de ma carrière, a dit une phrase étonnante : « C’est dans l’ignorance de la direction à prendre qu’on fait tout le chemin ». On ne sait pas où on va mais en même temps, sans le savoir, on y va. Jean-Marie était quelqu’un de très important pour moi, c’était les années 70, les hippies, la beat génération, une volonté d’aller chercher ce qui n’a pas d’explication. Une culture formidable qui reste encore aujourd’hui une référence.

R comme ROMANTISME, ROUGE, REVOLUTION

Le romantisme allemand m’a beaucoup plus parlé que le romantisme français, même si les lettres d’Hugo sont magnifiques. Globalement, les français l’interprètent comme fleur bleue. La dimension germanique anglo-saxonne me plaît beaucoup plus. Il y a le nord de l’Europe et le sud. Cyrano, c’est le sud, latin, accessible, c’est du verbe, du panache ça fait pleurer les foules, mais ça n’a pas cette dimension profonde parfois incompréhensible, cette force expressive qu’on retrouve dans Hamlet et cette forme de cri de la peinture allemande et en même temps de vide métaphysique, j’aime cette douleur et cette crudité qui touche le spirituel. La révolution, c’est toujours des morts, la révolution a du sens qu’une guerre n’a pas nécessairement. Avec les années, je deviens Créon dans Antigone. J’essaye de ne pas oublier Antigone en moi. Sambre c’est Antigone.

S comme SIGNATURE

Je l’ai passé sans m’en rendre compte, mais on sait que c’est une question de lettre. Que, même si la lettre change, c’est le dessin qui est la vraie signature.

Changer de dessin, c’est changer d’orthographe.

T comme THEÂTRE ou TRAGEDIE

Le théâtre est une influence déterminante pour moi, plus que le cinéma. Il y a quelque chose de similaire entre le théâtre la BD, c’est la représentation contrairement au cinéma qui cherche le réel. L’autre aspect, c’est le cadre, pas de mouvement, pas de travelling, pas d’effets spéciaux, du texte mais pas de musique et enfin, un langage très codé. Les thèmes au théâtre me semblent plus proches de la BD, des thèmes qui parlent de l’être humain qui traverse les siècles alors que le cinéma parle du présent. Aujourd’hui, la BD a évolué, a changé et la volonté de toucher plus au présent, d’aller de plus en plus vite au détriment de l’esthétique. Le vrai plutôt que l’esthétique. Pour moi, la bande dessinée reste une question de prendre le temps, de recréer et de penser l’esthétique. La dimension que j’ai toujours aimée dans la BD, c’est être relu. Ce qui m’encourage à prendre le temps.

U comme UROPIA

C’est l’Europe rêvée et ce qui me fait rêver c’est le futur. J’ai voulu imaginer avec Laurence ce qui pourrait se passer dans 20 ans.

C’était une forme de création qui n’est ni le cinéma, ni la BD, ni le théâtre, c’était le rêve des années 70, comme internet créé par des hippies, c’est l’art total qui mélange tout, un multimédia comme un opéra rock, c’était un magazine de news sur Ipad et qui jette des pistes sur un avenir pour voir à quoi il ressemble. Mais je vais y revenir un jour. Ce n’est pas facile, mais je n’abandonne pas.

V Comme VIOLETTE

Mon personnage préféré. Il a quelque chose d’une certaine perfection. J’ai eu tellement de difficulté à le dessiner. Le personnage féminin dont je suis le plus fier.

En pensant à Violette, j’ai l’image d’un équilibriste qui marche sur un fil…un petit trait à gauche ou à droite on peut tomber. Il n’y a pas une image qui y ressemble ?

OUI tout à fait! C’est la plus belle case que j’ai dessiné dans Bidouille et Violette ! C’est l’essence même du personnage féminin asexué, distrait, décalé, vis-à-vis de la réalité en dehors de tous clichés. C’était une vraie trouvaille pour moi.

W Comme WINNER ou WATERLOO

Ce n’est pas vraiment un hasard que j’habite Waterloo, quand j’étais petit, j’avais une fascination pour Napoléon et quand je voyais les images du film d’Abel Gance, je pensais que c’était les images de la vraie bataille. Combien de cadavres se trouvent sous la ville ? Et les débuts des misérables c’est Waterloo. Ce qui rejoint Sambre.

X comme XXe ciel

Quelle belle aventure, c’est ma fierté, j’ai dû me battre pour qu’elle existe. Encore aujourd’hui incomprise, elle a quelque chose de maudit, en même temps c’est constamment réédité. Je pense avoir fait mon Major fatal, je voulais quelque chose d’expérimental, mais ma référence c’était Beyrouth, le côté cassé, des fragments qui s’assemblent et qui ont du sens… ça se rapproche de la beat génération. C’est cet esprit là qui a fondé internet, la fragmentation pour échappé à l’armée et diffuser des informations. Un rêve qui a bien fonctionné. Dans cette démarche, je pense avoir fait quelque chose d’avant-gardiste. Incompris et j’ai eu l’impression de donner le meilleur de d’avoir face à moi des réactions conformistes. Je pouvais passer de Sambre au XXe.

Y comme YSLAIRE ou YEUX ou YANN

C’est une lettre importante. C’est l’occasion de dire à Yann que je lui suis vachement reconnaissant, c’est un peu comme les groupes rock, nous n’étions pas prêt au succès. A l’époque on passe de Spirou à Glénat pour réinventer quelque chose, pour provoquer, pour relancer de nouvelles créations et le succès a été immédiat. Il y a eu une forme de folie autour du premier tome. Tout a changé trop vite, nous n’y étions pas préparés. Je l’ai toujours regretté ce clash. Il y avait pourtant une espèce de fusion qui se concrétise par le changement de signature. Et inconsciemment, alors que Yann change de signature juste pour faire la différence avec les innommables : Balac commence par B, la lettre pour Bernard et le Y de Yslaire et aussi celui de Yann.

D’où Yslaire de A à Z et donc voici le Z

Z comme la maîtrise de A à Z

J’ai passé mon temps à rêver dans les dictionnaires, mais en ouvrant le livre au milieu. Je ne peux pas commencer par le début d’une histoire. De A à Z, pour moi c’est impossible. Cet ordre, c’est une idée de la vie et de la mort qui me terrifie. Quand j’écris, je ne commence pas par le début. Quand je dessine non plus. Je mélange tout.

Et c’est le propre de cette interview, on peut la commencer n’importe où.